Fast fashion, ultra fast fashion… comment les définir ?
L’année 2023 pourrait bien être celle d’un momentum anti - fast fashion… à condition d’arriver à la définir !
Le géant Shein fait en effet peu à peu l’unanimité contre lui, au fur et à mesure qu’on constate les ravages qu’il provoque parmi les enseignes traditionnelles – un peu trop tard hélas. La demande d’une “interdiction” a même été formulée : l’idée d’une régulation qui remette en question le commerce sans entraves n’est donc plus un tabou. Les acteurs économiques, citoyens et politiques se demandent quels leviers actionner pour mettre en place ce nouveau cadre… et une question se pose : quelle est la cible visée, au-delà du géant chinois ?
À mesure que la nécessité de poser des limites à la fast fashion fait son chemin, que des leviers concrets sont évoqués, la définition précise de cette fast fashion fait plus que jamais débat. Où faut-il poser les limites ? Quels sont les critères qui caractérisent la fast fashion ? Certaines marques françaises populaires en font-elles partie ?
Avant de vous livrer notre définition de la fast fashion à la fin de cet article, revenons sur quelques-unes de ses composantes clés.
L’arsenal de la fast fashion
Le terme fast fashion a d’abord décrit un phénomène d’accélération du renouvellement des collections : de 2 à 4 saisons par an dans la mode traditionnelle, le rythme s’est emballé au début des années 1990 dans de grandes enseignes comme H&M et Zara pour que des nouveautés soient mises en rayon chaque semaine, tout au long de l’année. Avec un objectif, atteint : pousser la clientèle à fréquenter très régulièrement ces enseignes, et à se laisser séduire par les nouveaux produits “dénichés” à chaque visite. L’accélération s’est encore amplifiée avec l’arrivée ces dernières années de marques comme Shein ou Boohoo, qui mettent des milliers de nouvelles références en ligne chaque jour. Une fréquence devenue incompatible avec la réalité physique de la mise en rayon… L’ultra fast fashion est ainsi indissociable du commerce en ligne.
Mais ces accélérations successives n’auraient pas entraîné une explosion de la consommation de vêtements sans un paramètre clé : le prix, tiré vers le bas pour faire du vêtement un consommable. À ces deux ingrédients essentiels s’ajoute souvent tout un arsenal commercial : une forte intensité promotionnelle (artificielle, car il ne s’agit pas de solder des vêtements mis en vente de longue date), une incitation à payer à crédit (“achetez maintenant, payez plus tard avec Klarna”) et bien sûr toutes les déclinaisons de publicité et d’influence imaginables, démultipliées par la mobilisation des “communautés” (clients) des marques.
Problème : la plupart de ces leviers ont été utilisés à des échelles diverses par la plupart des marques de vêtements, bien avant l’arrivée de la fast fashion. Et continuent à l’être.
Alors, à partir de quel seuil peut-on considérer que ces pratiques sont inacceptables ? Pour y voir plus clair, il faut refaire un petit détour par les données environnementales et sociales pour s’en servir de boussoles et définir ce que pourrait être, à l’inverse, une mode soutenable.
Notre anti-modèle
L’impact environnemental de l’industrie textile vient d’abord de la quantité produite, qui est incompatible avec les ressources disponibles sur notre planète (et sorry, l’économie circulaire ne va pas suffire à régler le problème) et l’urgence de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’ordre de grandeur à connaître est le suivant : à intensité carbone constante, le niveau de production soutenable serait de 5 pièces textiles neuves par an et par personne (1) - pouvant être complétées par de l’achat en seconde main. En France, nous sommes à près de 50 pièces par an et par habitant (3,3 milliards de pièces mises sur le marché en 2022) ce qui nous donne la mesure de notre surconsommation, mais dessine aussi un horizon soutenable et désirable, à notre portée : moins mais mieux !
Par ailleurs, le nivellement des prix par le bas rend impossible actuellement une production dans des conditions sociales (sécurité, rémunération, durée de travail) dignes et justes. Les prix trop bas empêchent aussi la mise en place de normes environnementales plus exigeantes et freinent la relocalisation de la production industrielle, souhaitable dans une logique d’harmonisation sociale et environnementale “vers le haut”. Dans une moindre mesure (2), cela freine aussi la réduction de l’impact du transport de marchandises. Le bon niveau de prix serait celui qui assure au minimum le salaire vital à l’ensemble des personnes qui travaillents sur la chaîne de production et permet de financer les modes, méthodes ou technologies de production les plus propres et efficients, même lorsqu’elles représentent un coût net additionnel.
La mode soutenable et juste est donc celle qui s'inscrit dans cet espace contraint, limité, mais qui offre un champ des possibles… à l’instar du “doughnut” de Kate Raworth, qui utilise cette image pour décrire le cadre dans lequel devrait s’inscrire l’économie dans son ensemble.
Fast Fashion, ou Growth Fashion ?
La fast fashion, quant à elle, cherche à sortir de ce cadre, à tout prix. Ce qui la caractérise ce n’est pas seulement le “fast”, l’accélération, ni même les prix cassés, mais plutôt leur cause commune : la recherche d’une croissance des volumes. De nouveaux stratagèmes doivent donc être mis en place pour écouler la production et ouvrir de nouveaux débouchés. Quitte à créer artificiellement de nouveaux besoins ou à produire de l’obsolescence émotionnelle. C’est ainsi que la mode, version “ultra fast fashion”, est en passe de devenir un produit à usage unique.
La fast fashion, c’est donc n’importe quelle marque, dès lors qu’elle cherche à vendre toujours plus, dès lors qu’elle décide de créer sa propre demande plutôt que de répondre à des besoins. Comme on peut décrire les symptômes d’une maladie, on peut énumérer, à un instant T, les stratagèmes utilisés pour produire de l’obsolescence émotionnelle et pousser à l’achat : renouvellement effréné des collections, promotions agressives, stratégies publicitaires… mais ces stratagèmes risquent de continuer à évoluer, à se renouveler pour contourner les éventuelles limites posées (on pourrait par exemple penser à l’usage croissant de l’intelligence artificielle par Shein pour copier les designs d’autres marques). Ces barrières sont nécessaires (et En Mode Climat travaille activement à les mettre en place) mais il faut en parallèle faire avancer l’idée d’un modèle économique alternatif qui vise un état d’équilibre, à la juste taille.
La fast-fashion, c’est un mot-valise pour désigner le “mal du siècle” de l’industrie textile. Un mot qui, finalement, est assez mal choisi : il évoque seulement l’accélération du renouvellement des collections, alors que ce n’est qu’un seul des nombreux moyens utilisés pour augmenter les volumes de vente. Un mot qui pourrait même dédouaner certains acteurs faisant partie du problème, comme Primark, qui ne renouvelle pas si rapidement ses collections mais mise sur d’autres leviers (les prix dérisoires notamment) pour écouler ses produits.
Pour désigner plus justement le problème, il faudrait donc plutôt parler de “growth fashion”, ou de “high-volume fashion”. Et s’il ne fallait retenir qu’un seul critère pour la qualifier, cela ne fait pour nous aucun doute : son niveau de prix maintenu artificiellement bas pour pousser à la surconsommation, au mépris des droits humains et de l’environnement. C’est en effet celui qui, parmi tous ceux évoqués dans cet article, fait tenir l’édifice de la fast fashion : sans les prix bas, tout s’écroule.
(1) La part du transport dans le bilan carbone des vêtements est relativement basse : 2,1 % selon cette étude Quantis et 3% selon celle de McKinsey, mais pourrait augmenter dans les années à venir (les transports aériens et maritimes sont très difficiles à décarboner : si rien n'est fait, ils pourraient représenter respectivement 22% et 17% des émissions mondiales d'ici 2050).
(2) Ordre de grandeur donné par le Hot or Cool Institute, dans leur rapport Unfit, Unfair, Unfashionable: Resizing fashion for a fair consumption space ; cette estimation rejoint celle de 1 kg de textile, établie par BL Evolutions