Loi “fast fashion” et affichage environnemental : qu’est-ce que ça va changer ?
Cet article est long : 15 minutes de lecture. C’est ce qu’il faut pour décrypter la loi, l’affichage environnemental sous-jacent ainsi que les nombreuses conséquences potentielles…
Jeudi 14 mars, les députés ont voté à l'unanimité une proposition de loi pour “réduire l'impact environnemental de l'industrie textile”. Ce texte doit maintenant être voté au Sénat (le 12 juin a priori), puis être transcrit en décret, dont la rédaction pourra avoir un très fort impact sur l’ambition finale de la loi.
Cette proposition de loi apporte des changements importants dans le secteur et suscite des craintes chez certaines grandes marques, qui tentent d’en amoindrir la portée à travers un lobbying auprès de la rapporteuse de la proposition de la loi, des sénateurs (pour faire passer des amendements au Sénat) et du gouvernement (pour la rédaction du décret).
Les entreprises ont le droit de faire entendre leurs intérêts auprès des politiques (après tout, c’est ce qu’on fait avec En Mode Climat). Mais ce sujet est éminemment complexe, surtout étant donné son intrication avec l’affichage environnemental textile en cours de discussion.
Il faut donc que les décisions soient prises sur des bases saines. Pour contribuer à rendre les choses un peu plus claires, nous vous proposons de décrypter cette loi et ses conséquences potentielles. Chez En Mode Climat, nous sommes plutôt bien placés pour le faire : notre mouvement a été consulté dans de nombreux travaux réglementaires (français et européens) et nos plus de 500 membres sont à la fois des marques et des industriels du textile.
Ce que contient la proposition de loi
La loi contient beaucoup de dispositions (nous y reviendrons en fin d’article), mais les deux points saillants sont les suivants :
Pour les marques qui incitent trop à consommer à travers un fort renouvellement des collections et un choix trop vaste, le texte prévoit :
une interdiction de faire de la publicité (y compris via les influenceurs)
une obligation d’informer les consommateurs sur l’impact environnemental des produits
une obligation d’encourager à la sobriété, au réemploi, à la réparation ou au recyclage
Le texte prévoit également la mise en place d’un bonus-malus pour les enseignes, basé sur le futur affichage environnemental des vêtements (dont une première version sera déployée en France d’ici la fin de l’année) : 5€ par vêtement dès 2025, avec une augmentation jusqu’à 10€ en 2030, avec un plafonnement à 50% du prix du produit. C’est le principe du “pollueur - payeur” (1)
Ce qu’on peut d’abord constater, c’est qu’il y a, à date, deux grandes zones d’incertitudes tant que le décret n’a pas été rédigé :
Pour l’interdiction de publicité et l’obligation d’information (1er point) : quelles marques seront réellement concernées ? La loi évoque des seuils qui tiennent compte du nombre de nouvelles références mises sur le marché par unité de temps (par exemple par jour). Ou du nombre de références différentes et de leur faible durée de commercialisation. Des seuils très élevés (par exemple 1000 nouvelles références mises en vente chaque jour), cibleraient uniquement l’ultra-fast-fashion, ce qui est insuffisant : par exemple, Shein représente moins de 0,5% du marché textile en valeur ou 2% en volume (2).
Pour le bonus-malus (2e point) : comment va-t-il concrètement s’articuler avec le futur affichage environnemental ? Pour l’instant, les méthodes française et européenne d’affichage environnemental ne fournissent que des calculs d’impact en valeur absolue (en nombre de points d’impacts par jour de porter du vêtement, et non en “note” A/B/C/D/E par exemple comme c’est le cas pour le Nutriscore). Pour que ces valeurs puissent servir à calculer des bonus-malus, il faut passer par deux étapes préalables qui devront être explicitées dans le décret :
Il faut d’abord définir une méthode de comparaison des vêtements les uns avec les autres, afin d’éviter de comparer “des pommes et des poires”. Par exemple, il serait absurde de dire qu’un t-shirt ayant 500 points d’impact environnemental est meilleur pour l’environnement qu’un pull ayant 1500 points d’impact : un pull est naturellement plus lourd et aura donc forcément plus d’impact. Pour autant, on ne peut pas substituer un pull par un t-shirt puisque les deux vêtements ne remplissent pas la même fonction. En fait, on peut envisager deux méthodes de comparaison :
Soit on définit une catégorisation de produits (ex : pantalons, t-shirts, pulls…). Mais cela amène des questions plus complexes qu’il n’y paraît, comme par exemple : faut-il créer une catégorie “t-shirts” différente de la catégorie “polos” ? Certes, les polos ont souvent un tissu un peu plus respirant mais est-ce une raison suffisante pour les isoler ? Et quid des t-shirts à manches longues ?
Soit on divise l’impact environnemental des produits par leur poids, pour obtenir par exemple un “coût environnemental pour 100 grammes”. Cela permettrait de résoudre plus facilement les dilemmes précédents : un polo a certes un impact environnemental plus élevé qu’un t-shirt plus léger, mais diviser par le poids permettrait de mieux comparer leur impact. Même chose si on compare un t-shirt à manches longues avec un t-shirt classique. Au fond, l'idée est que la fonction apportée par le vêtement est proportionnelle à son poids. Cela peut être discuté mais la division par le poids est déjà ce qui a été mis en place dans le calcul d’impact des produits alimentaires ou dans le malus écologique sur les automobiles. Cette approche a également l’avantage de la simplicité : on peut d’ailleurs voir des exemples de calculs de “coût environnemental / 100 grammes” sur l’outil Ecobalyse.
Il faut ensuite choisir des seuils qui déclencheront l’octroi d’un bonus ou la pénalisation par un malus, ainsi qu’une formule pour déterminer la progressivité de ce bonus / malus. Si on raisonne de manière analogue à un score ABCDE, on pourrait se dire qu’il faut que les 20% des produits les mieux notés (équivalents à un score A) déclenchent un bonus, et que les 20% les moins bien notés (équivalents à un score E) déclenchent un malus. On pourrait aussi imaginer mettre un malus aux 40% des produits les moins bien notés et concentrer les bonus sur les 20% les mieux notés : cela permettrait de faire baisser significativement le prix des produits les plus vertueux et de les rendre accessibles à un maximum de monde. Mais le décret pourrait être plus ou moins ambitieux. Par exemple, si le décret ne pénalise que les 1% des vêtements les moins bien notés, la loi aurait une portée extrêmement limitée, et ça serait une belle opportunité manquée pour l’industrie textile.
Autre zone d’incertitude pour le bonus-malus (au-delà même de la rédaction du décret) : les nombreuses inconnues liées au contenu de l’affichage environnemental lui-même, dont la méthodologie est encore en cours de construction, à la fois au niveau français et européen. C’est pourquoi avant d’étudier les conséquences de la loi sur les différents acteurs, il faut comprendre ce que contiendra cet affichage.
Ce que contiendra le futur affichage environnemental
Deux méthodologies avancent en parallèle : la méthode française, qui devrait être déployée d’ici la fin de l’année 2024 sur la base du volontariat, et la méthode européenne, qui sera déployée plus tard et pourra peut-être s’appuyer sur les leçons tirées de l’affichage français (et inversement, la méthode française pourrait être ajustée en reprenant certains travaux européens).
L’objectif de ces méthodologies, c’est, pour chaque vêtement, de calculer un impact environnemental tenant compte de sa durée de vie, en se basant sur les deux éléments suivants :
Un calcul de l’impact environnemental de la fabrication du vêtement via une analyse de cycle de vie sur 16 différentes catégories d’impact : empreinte carbone, consommation d’eau, eutrophisation…
Une estimation du nombre de jours de porter du vêtement, principalement via la prise en compte de deux types de durabilité :
La durabilité “intrinsèque”, c’est-à-dire la résistance physique du vêtement évaluée d’après des tests en laboratoire (elle ne sera pas prise en compte dès le départ par l'affichage français par manque de maturité sur la méthode, mais elle sera très probablement prise en compte dans un 2e temps. À condition qu’on arrive à résoudre les problématiques de surcoût pour les marques, notamment pour celles qui font leurs tests en Europe avec des coûts forcément plus élevés.)
La durabilité “extrinsèque”, à savoir l’ensemble des facteurs externes qui peuvent amener les personnes à arrêter de porter leurs vêtements avant qu’ils ne soient physiquement abîmés. Ces facteurs sont notamment les pratiques commerciales des marques qui incitent les gens à acheter des nouveaux vêtements (3), comme la largeur de gamme de la marque, la durée moyenne de commercialisation, l’incitation (ou non) à la réparation…. Par exemple, si une marque renouvelle très rapidement ses collections, cela diminuerait la durée de vie moyenne du vêtement et augmenterait donc son impact environnemental.
Un récent webinaire présenté par l’ADEME et le Ministère de la Transition Écologique a permis de dessiner les grands principes de ce que pourrait être l’affichage textile français. Ces principes ont depuis été déclinés sur l’outil en ligne de calcul d’impact Ecobalyse.
Avec ces premiers éléments sur la méthodologie française, on peut déjà étudier ce qui ferait qu’un vêtement serait considéré comme plus polluant ou au contraire moins polluant (et donc quels seraient les vêtements qui auraient un bonus ou un malus). Difficile d’être exhaustif, mais voici les quatres facteurs qui devraient être les plus déterminants pour l’impact environnemental d’un vêtement selon l’affichage français.
Avantage pour les vêtements fabriqués dans des pays ayant un mix énergétique moins carboné
Un des éléments les plus structurants de l’impact environnemental, ce serait le mix énergétique (4) du pays de fabrication du vêtement (à quel point il génère des gaz à effet de serre). Pour essentiellement deux raisons :
La phase de fabrication est celle qui émet le plus de gaz à effet de serre, bien plus que les matières premières, le fonctionnement des magasins ou le transport. Notamment à cause des phases de filature, tissage/tricotage et teinture dont les machines sont très consommatrices en énergie (alors que la confection ne demande que des machines à coudre). En moyenne, la fabrication, c’est environ deux-tiers de l’impact environnemental total d’un vêtement.
Les consommations d’énergie comptent pour beaucoup dans le calcul d’impact environnemental, car elles ont des conséquences sur plusieurs des 16 catégories : changement climatique (pondération de 21% sur l’impact total), acidification des océans (5% de l’impact), utilisation de ressources fossiles (7% de l’impact)…
La principale conséquence, c’est qu’en général, les vêtements fabriqués ailleurs dans le monde (Asie notamment) seront considérés comme plus polluants que les vêtements fabriqués en Europe. En effet :
La plupart des pays lointains spécialisés dans la fabrication textile (Chine, Bangladesh, Turquie…) ont des mix énergétiques assez carbonés, avec une utilisation importante de charbon et de gaz. Par exemple, la phase de fabrication d’un jean est jugée 35% plus polluante si elle faite en Chine que si elle est faite en France (5). (c’est aussi en partie lié à la prise en compte des produits chimiques utilisés en teinture et de l’efficacité des stations d’épuration).
On pourrait penser que ces pays asiatiques sont plus efficaces dans la production que les pays européens, mais ce n’est pas vraiment le cas : dans le textile, à part pour la fabrication des matières synthétiques (notamment les méga-usines de polyester), les machines utilisées sont à peu près les mêmes partout dans le monde (un métier à tisser consomme autant d’énergie/m fabriqué qu’on soit à Porto ou à Canton). Ce qui compte avant tout pour évaluer la pollution, c’est bien l’énergie qu’on utilise pour le faire tourner. Donc dans la majorité des cas, il sera plus polluant de faire produire en Chine ou au Bangladesh plutôt qu’en France ou au Portugal. Cela dit, si les marques font produire dans des usines asiatiques approvisionnées par des énergies renouvelables, elles pourront le faire valoir.
2. Désavantage pour les pratiques commerciales de type “fast fashion”
L’estimation du nombre de jours de porter est très structurante, car c’est le dénominateur de l’impact environnemental d’un vêtement. Par exemple, si on estime qu’un vêtement sera porté deux fois plus longtemps qu’un autre, son impact par jour de porter sera presque deux fois moindre (6).
Or, il a été évoqué dans le webinaire sur l’affichage textile français que la durabilité extrinsèque pourrait prendre en compte les pratiques commerciales avec une pondération de 70%. Les 30% restants seraient liés aux “sensations” apportées par les matières premières et à l’affichage de la traçabilité. Les trois pratiques commerciales évaluées seraient : 1- largeur de gamme 2- durée moyenne de commercialisation 3- l’incitation à la réparation, qui sera basée notamment sur le ratio prix de vente / réparation. Cette dernière pratique est importante : en effet, cela signifie que si le prix de vente d’un vêtement passe en-dessous d’un certain seuil psychologique d’incitation à la réparation, le vêtement pourra être pénalisé dans l’affichage. Quel est ce seuil psychologique ? A priori, l’affichage reprendra les chiffres de l’ADEME, qui estime que si la réparation moyenne coûte plus de 33% du prix du vêtement neuf, une personne a peu de chance de faire réparer ce vêtement.
Donc, si une marque adopte des pratiques de “fast fashion” avec une très large gamme, renouvelée très rapidement et avec des prix dérisoires qui poussent à la consommation et découragent la réparation, elle sera pénalisée dans l’affichage environnemental. Cela dit, tout va dépendre des seuils retenus au final, en particulier pour la largeur de gamme ou la durée moyenne de commercialisation.
3. Avantage pour les matières dites “éco-responsables”
Voici l’impact environnemental des principales matières textiles, dans l’affichage français pour un t-shirt dit de “mode traditionnelle” :
T-shirt 100% coton conventionnel : 811 micro-points d’impact. C’est une des matières jugées comme ayant le plus d’impact environnemental, notamment sur l’éco-toxicité à cause de l’utilisation massive de pesticides (cette matière consomme par exemple plus de 10% des insecticides utilisées dans le monde).
T-shirt 100% polyester : 588 micro-points d’impact. Etant donné les effets d’échelle des giga-usines de fabrication de polyester, un t-shirt en polyester est considéré comme ayant un impact plus faible que son équivalent en coton conventionnel, même en prenant en compte les différents compléments d’Ecobalyse : rejet de microfibres dans l’environnement, génération de déchets non biodégradables en fin de vie en dehors de l’Europe, durabilité plus faible en raison des “sensations” de la matière (en d’autres termes, le polyester est moins agréable au toucher et génère plus d’odeurs, donc les gens auront envie de garder leur t-shirt moins longtemps).
T-shirt 100% coton bio : 558 micro-points d’impact. Forcément, cette matière génère moins de problème d’éco-toxicité que son équivalent conventionnel.
T-shirt 100% lin : 480 micro-points d’impact. Logique pour une matière locale qui consomme très peu d’eau et très peu de pesticides.
Cela peut sembler logique que le coton bio ou le lin s’en sortent mieux que les autres. Mais il peut paraître surprenant que le t-shirt en polyester soit considéré comme ayant bien moins d’impact que son équivalent en coton conventionnel (malgré les gigantesques quantités de pesticides utilisées). Quelques pistes pour comprendre :
Avec cette partie “matières premières”, on touche aux limites des méthodes d’analyse du cycle de vie. Le fait que le polyester soit la condition même d’existence de la fast fashion et de l’ultra fast fashion (simplement via ses énormes volumes disponibles) n’est – par construction – pas pris en compte. De même que, par exemple, son intrication avec l’industrie pétro-chimique.
Cette analyse est réalisée toute choses égales par ailleurs. La réalité pourra être un peu différente. Notamment, un t-shirt 100% polyester sera vendu en général moins cher, donc sera probablement considéré comme incitant moins à la réparation et être un peu pénalisé en termes de “durabilité non-physique”.
Cela permet d’amorcer un débat intéressant sur les notions de “sensations” et de “résistance”. Si à terme, on introduit un indicateur de “durabilité physique”, peut-être que le polyester sera encore mieux noté. En effet, le polyester est une matière synthétique, donc plus résistante que les matières naturelles dans beaucoup de tests de durabilité en laboratoire (résistance aux trous, à la déformation, à la décoloration, etc). Mais finalement, la différence entre le coton et le polyester, c’est un peu la même que celle entre un verre en verre et un gobelet “ecocup” réutilisable en plastique. D’un côté, le verre apporte une meilleure sensation (toucher, odeur…), donc donne envie de le réutiliser plus longtemps. Mais de l’autre, il est bien plus fragile qu’un gobelet ecocup et durera forcément moins longtemps. Donc si on accorde un plus grand poids aux “sensations”, on considérera que le verre est plus écologique, mais si on accorde un plus grand poids à la durabilité “intrinsèque”, on considérera que le gobelet écocup est plus écologique. À terme, les pondérations entre les facteurs “sensations” et “durabilité physique” devront être donc très bien réfléchies.
Et la laine dans tout ça ?
Les produits en laine cristallisent pas mal de tensions. L’impact environnemental de la laine est jugé (très) élevé par les différentes méthodes d’analyse du cycle de vie. Notamment parce que les moutons rejettent beaucoup de méthane lors de leur digestion, un gaz qui génère beaucoup d’effet de serre. Si on reprendre l’exemple précédent pour le t-shirt, un t-shirt de “mode traditionnelle” 100% laine serait considéré comme ayant 1 285 micro-points d’impact, 60% de plus que son équivalent en coton conventionnel.
Mais comme c’est une matière naturelle, utilisée dans le textile depuis des millénaires, il semble choquant qu’un produit en laine puisse être jugé plus polluant qu’un pull en polyester.
Comment résoudre ce dilemme ? Quelques pistes :
D’abord, il faut admettre que les pulls en laine ont – en effet – un impact environnemental brut élevé. Par exemple, plus de la moitié des gaz à effet de serre de la Nouvelle-Zélande viennent de l’agriculture, en particulier de l’élevage de moutons. D’ailleurs, il nous semble choquant de manger en France un agneau né à l’autre bout du monde, peut-être qu’on pourrait se poser la question pour la laine des moutons.
Il faut ensuite que l’affichage tienne compte de la durabilité “intrinsèque” de la laine, qui peut durer très longtemps : un pull en laine ne subira quasiment jamais aucune décoloration et ne se déformera quasiment jamais, ce qui est un immense avantage par rapport aux pulls en coton notamment.
Il faut aussi comprendre que la laine apporte une fonction différente : un pull en laine est à la fois chaud (grâce aux propriétés isolantes de la laine), respirant (la laine évacue la transpiration) et anti-odeurs (la laine empêche le développement des bactéries), ce qui est un immense avantage par rapport aux pulls en acrylique notamment. Cela rejoint l’importance de la pondération des “sensations”, évoquée plus haut.
On peut aussi différencier différentes laines en fonction de leur provenance, ce que commence à faire l’outil Ecobalyse qui avantage la laine française (car très peu valorisée actuellement et généralement considérée comme un déchet).
Enfin, il faudrait que l’affichage tienne compte du nombre de lavages (même si ça ne changera pas grand chose au résultat final) : un pull en laine peut être lavé moins souvent que son équivalent en coton ou matière synthétique, car la laine est un matière qui évacue naturellement les odeurs.
Cela dit, gardons en tête que même si c’est un sujet important, la laine représente moins de 1% des matières textiles utilisées dans le monde (8).
4. Désavantage pour l’utilisation de l’avion pour transporter les vêtements
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le transport joue en général assez peu dans l’impact environnemental d’un produit, comparé aux matières premières ou à la fabrication (ça tourne en moyenne autour de 2 ou 3% de l’impact total (9)). Sauf si le vêtement est transporté par avion depuis le lieu de fabrication. Dans ce dernier cas, le transport peut représenter jusqu’à 10% de l’impact environnemental du produit.
Les produits des marques qui utilisent beaucoup l’avion pour transporter leurs vêtements, comme Shein, ou Zara (qui transporte 20% de ses vêtements en avion selon un récent rapport (10)) seraient donc pénalisées dans l’affichage environnemental.
A noter quand même : si le transport a peu de poids aujourd’hui dans l’impact environnemental, il pourrait avoir un poids de plus en plus important dans les années qui viennent. En effet, s’il est envisageable de décarboner des usines textiles avec des énergies renouvelables, les transports aériens et maritimes sont très difficiles à décarboner. Si rien n'est fait, ils pourraient représenter respectivement 22% et 17% des émissions mondiales d'ici 2050. Donc à terme, l’affichage environnemental pourrait pénaliser les longs transports, à la fois pour :
Les vêtements fabriquées dans des usines à l’autre bout du monde
Les vêtements qui utilisent des matières cultivées à l’autre bout du monde (laine de Nouvelle-Zélande, coton d’Inde…) qui doivent aussi être acheminées depuis très loin. Et cela, même si ces vêtements sont confectionnés localement.
Pour conclure sur cet affichage environnemental français, on peut dessiner des “portraits-robots” des vêtements les plus polluants et les moins polluants selon ce futur affichage environnemental textile :
Le plus polluant : un vêtement fabriqué au Bangladesh (pays au mix énergétique très carboné et dont les prix découragent la réparation), par une marque ayant des pratiques commerciales de fast fashion, en polyester ou en coton conventionnel, et transporté par avion jusqu’en France.
Le moins polluant : un vêtement fabriqué en France (pays au mix énergétique peu carboné), par une marque qui incite peu à la consommation, dans une matière éco-responsable comme le lin ou le coton bio.
Bref, globalement, malgré ses imperfections inévitables, il semble que cet affichage environnemental textile aille dans le bon sens. Bien sûr, il existe de nombreux autres éléments qui pourront jouer un rôle sur le calcul final : type de délavage pour un jean, poids du vêtement, type de teinture, taux de perte lors de la confection… Mais ces critères devraient être moins structurants que les quatre que nous avons décrits.
Et l’affichage textile européen, qu’est-ce que ça va donner ?
Les deux méthodologies ont le même socle (l’affichage français est reparti de la méthode européenne dite “PEFCR Apparel & Footwear”), mais il existe un certain nombre de différences, dont voici les principales :
La base de données sous-jacente n’est pas exactement la même. L’affichage français est au départ construit sur la base ADEME Empreinte, avec une place de plus en plus importante pour la base privée Ecoinvent. La base européenne est quasiment intégralement construite avec des données Ecoinvent (11).
Les catégories d’impact environnemental. La méthode française a ajouté deux compléments importants dans le calcul d’impact : “rejet de microfibres” (pour prendre en compte les microfibres non biodégradables dans l’environnement) et “export hors Europe” (pour prendre en compte, par exemple, les vêtements envoyés en Afrique et non réutilisés). Ces deux compléments, qu’il semble légitime de prendre en compte au vu des enjeux environnementaux sous-jacents (cf. les nombreux reportages récents sur les rejets de microfibres synthétiques ou les plages au Ghana recouvertes de déchets textiles), sont plutôt en défaveur des matières synthétiques. Dans la méthode française, ils sont considérés comme étant (pour simplifier) des 17e et 18e catégories d’impact environnemental. Il reste à savoir si la méthode européenne prendra en compte ces deux types de pollution, et si oui, de quelle manière.
Les formules de calcul de durabilité intrinsèque (résistance physique) et extrinsèque pourront être différentes dans l’affichage européen. Des travaux sont en cours pour alimenter les réflexions sur ces sujets (notamment le projet “DURHABI” pour la durabilité intrinsèque et le projet “DEX” pour la durabilité extrinsèque).
Les méthodes de comparaison des produits seront peut-être différentes entre l’affichage français et européen. À ce stade, la méthode européenne PEFCR est un dispositif tourné vers l'écoconception uniquement : son mandat ne va pas jusqu'à l'information consommateur. La méthode PEFCR permet donc de calculer l’impact environnemental brut d’un produit, mais ne permet pas de savoir si cet impact est élevé ou non. Pour cela, comme vu plus haut, il faudrait soit établir des catégories pour comparer les vêtements entre eux, soit diviser les impacts par le poids des vêtements. En fonction de la méthode choisie, les affichages français et européens pourraient donner des évaluations très différentes.
Mais à ce stade, tant que les méthodes française et européenne ne sont pas complètement terminées, il est difficile de savoir à quel point ces différences aboutiront à des calculs d’impact différents. Et attention, elles sont loin d’être anecdotiques . Dans ce genre de calculs, le diable est dans les détails : un seul chiffre dans une base de données peut tout changer.
Surtout que la gouvernance des deux projets peut avoir une forte influence sur les choix de méthodologies. En effet :
En France, la gouvernance est publique : les travaux sont impulsés par l’ADEME et le Ministère de la Transition Écologique, en concertation avec les marques, les fédérations textiles et les ONGs, avec une méthode ou outil de calcul open-source (Ecobalyse).
Pour l’affichage européen, la gouvernance est plutôt privée : la grande majorité des membres votants sont des marques et fédérations textiles (C&A, Inditex, Décathlon, Lacoste, H&M, Nike…). En particulier, le coordinateur du secrétariat technique est “Cascade” (ex “Sustainable Apparel Coalition”), une association textile dont les membres-fondateurs sont des entreprises privées (Patagonia et Walmart). La base de données sous-jacente est privée également : il est impossible d'accéder aux données désagrégées et donc aux hypothèses de la majorité des procédés textiles utilisés. (12). En théorie, c’est bien la Commission européenne qui doit avoir le dernier mot, mais en pratique, on peut se demander si elle refusera vraiment un texte ayant fait l’objet de plus de 5 ans de travail avec un niveau de détails qu’elle aura bien du mal à apprécier.
Dans ces conditions, la méthodologie européenne risque de considérer les intérêts privés des marques avant l’intérêt général. La société civile devra donc être particulièrement vigilante sur les orientations prises par la méthode européenne, via les consultations publiques (dont une vient justement de commencer) et via les ONGs (dont certains sont observateurs ou membres non-votants).
Débunker les arguments fallacieux contre la méthodologie d’affichage française
À première vue, les arguments contre l’actuelle méthodologie de l’affichage environnemental français pourraient sembler pertinents. Voici les éléments pour comprendre ce qui se cache derrière.
“Cette méthodologie n’est pas scientifique”
Cet argument vise notamment le critère de durabilité extrinsèque, ainsi que les compléments à l’ACV que sont le rejet des microfibres et la génération de déchets en dehors de l’Europe (qui ont pour effets indirects de pénaliser les matières synthétiques). Or :
Les enjeux environnementaux sous-jacents à ces trois dimensions sont bien démontrés et réels. Au nom du principe de précaution (un principe très scientifique), nous devons les prendre en compte.
Les formules pour évaluer les impacts de ces trois critères peuvent bien sûr être discutées, mais elles pourront être améliorées avec le temps dans une démarche itérative (un principe à nouveau très scientifique).
Si ces trois ajouts n’étaient pas présents, un t-shirt en polyester Shein intégralement fabriqué en Chine (avec une énergie ultra-carbonée et transporté par avion) aurait un moindre impact environnemental qu’un t-shirt en coton Saint James fabriqué en France. Est-ce que cette méthodologie vous paraît plus “scientifique” ? (16)
De manière plus générale, l’idée qu’une analyse du cycle de vie ou qu’une formule de calcul de durabilité pourrait relever de la pure “science” est une illusion. De nombreux choix sous-jacents sont forcément des décisions qui relèvent d’une vision de la société et de choix qu’on fait à titre collectif. Par exemple, on a choisi d’accorder une pondération de 21% au “changement climatique” et 8% à la “consommation d’eau” dans la méthodologie européenne qui sous-tend les calculs d’impact environnemental… Est-ce vraiment de la pure science ?
“C’est trop complexe pour les marques”
L’utilisation de l’outil Ecobalyse montre au contraire que l’impact environnemental d’un produit est simple à obtenir pour les marques : seule une poignée d’informations sont nécessaires : en gros, traçabilité (de toute façon désormais obligatoire), composition, poids et prix. Même si bien sûr, il faut rentrer autant de fois ces informations qu’il y a de produits pour une marque, ce qui peut prendre du temps.
“C’est trop tôt, le secteur n’est pas prêt”
Les enseignes de l’ultra fast fashion et de l’ultra low cost ont tout intérêt à retarder le plus possible l’instauration de l’affichage environnemental et des bonus-malus. Au contraire, pour les marques traditionnelles et pour les usines françaises, plus ces changements sont déployés tôt, plus on sauvera d’emplois, d’usines et d’enseignes.
“Il faut privilégier la méthode européenne”
Comme vu plus haut, deux méthodologies avancent en parallèle : la méthode française, qui devrait être déployée d’ici la fin de l’année 2024, et la méthode européenne, qui sera déployée plus tard. Mais ce serait un raccourci de dire que l’une est bien plus pertinente que l’autre :
D’abord, elles sont complémentaires : l’affichage européen pourra peut-être s’appuyer sur les leçons tirées de l’affichage français. Et inversement, la méthode française pourrait être ajustée en reprenant certains travaux européens en cours. Et à la fin, il ne reste bien sûr qu’un seul affichage sur les vêtements.
Les deux méthodologies sont relativement proches : l’impact environnemental brut d’un produit est calculé avec le même référentiel d’analyse de cycle de vie, en grande partie basé sur les mêmes données issues de la base Ecoinvent, puis dans les deux cas, divisé par une durée de vie estimée du produit. Les principales différences potentielles sont les 3 ajouts évoqués plus hauts pour la méthode française : durabilité extrinsèque (mais qui sera à terme ajoutée aussi dans la méthode européenne, sous une forme encore à établir), rejet de microfibres (qui devrait être intégré aussi dans la méthode européenne) et génération de déchets en dehors de l’Europe. Certes, à date, la durabilité “intrinsèque” n’est pas intégrée à la méthode française mais devrait l’être à terme.
Certes, les gouvernances des projets sont relativement différentes, mais il est difficile de conclure que la gouvernance européenne est plus sérieuse comme on l’entend parfois. Dans la méthode française, la gouvernance est plutôt publique : les travaux sont impulsés par l’ADEME et le Ministère de la Transition Écologique, en concertation avec les marques, les fédérations textiles et les ONGs. Dans la méthode européenne, la gouvernance est plutôt privée : la grande majorité des membres votants sont des marques et fédérations textiles (C&A, Inditex, Décathlon, Lacoste, H&M, Nike…). En théorie, c’est la Commission européenne qui doit avoir le dernier mot, mais en pratique, on peut se demander si elle refusera vraiment un texte ayant fait l’objet de plus de 5 ans de travail avec un niveau de détails qu’elle aura bien du mal à apprécier. Dans ces conditions, la méthodologie européenne risque de favoriser les intérêts privés des marques avant l’intérêt général. La société civile doit donc être particulièrement vigilante sur les orientations prises par la méthode européenne, via les consultations publiques (dont une vient justement de commencer) et via les ONGs (dont certains sont observateurs ou membres non-votants).
Les conséquences potentielles de la loi
Compte tenu de ces zones d’ombre, il est difficile d’avoir des certitudes absolues sur les conséquences de la loi. Néanmoins, il est quand même possible de prédire dans quel sens iront les conséquences. Par exemple, on peut déjà essayer d’évaluer si cette loi va dans le bon sens pour l’industrie française, l’emploi ou l’environnement.
Etudions d’abord la conséquence du premier point saillant de la loi : l’interdiction de la publicité.
1. Interdiction de publicité et l’obligation d’information
Conséquences sur les marques
Pour comprendre les conséquences de l’interdiction de la publicité, il faut d’abord faire la différence entre les marques en ligne et les autres.
Les marques qui ont des boutiques physiques peuvent gagner des nouveaux clients en captant une partie du trafic qui passe dans les rues, et peuvent donc plus facilement se passer de publicité. En revanche, les marques en ligne, même si elles peuvent espérer avoir du bouche-à-oreille ou du référencement naturel, ont en général plus besoin de la publicité pour se faire connaître. Ainsi, Shein est par exemple la marque qui investit le plus sur Google Ads/Shopping en France, alors que Zara s’en sort très bien sans faire quasiment aucune publicité.
Dans ces conditions, l’interdiction de publicité sera surtout problématique pour les marques d’ultra fast fashion, donc le modèle de très grande largeur de gamme repose sur une existence quasi-exclusive en ligne. Si la publicité est interdite, des marques comme Shein ou Temu pourront difficilement continuer à survivre en France. Si les marques de fast fashion classiques (Zara, H&M, Mango…) sont concernées par l’interdiction de publicité, elles seront légèrement freinées sans que cela ne soit critique pour elles.
Conséquences environnementales
Il est avéré que la publicité augmente les volumes de vente, même à l’échelle du marché dans son ensemble.
Avec moins de pression publicitaire et plus d’informations pour les consommateurs, les volumes de vente devraient donc baisser, ce qui diminuera d’autant les impacts environnementaux.
Même s’il ne faut pas se faire d’illusion : le niveau d’inventaire de publicités disponibles sur les différents médias ne va pas baisser pour autant, donc il est possible que ces publicités pour l’ultra fast fashion soient simplement remplacées par d’autres… y compris par des produits tout aussi polluants.
2. Mise en place d’un bonus-malus basé sur le futur affichage environnemental
Qu’en est-il des conséquences de la mise en place du bonus-malus ?
Conséquences sur les marques
Etant donné les résultats de l’affichage environnemental décrits précédemment, les marques, pour payer le moins de pénalités possibles et obtenir le plus de primes possibles, seraient encouragées à :
Faire fabriquer leurs vêtements dans des pays où le mix énergétique est moins carboné. Cela jouera surtout sur la phase amont des processus de fabrication (filature, tissage/tricotage, teinture), dont les machines consomment plus d’énergie. La phase de confection serait moins concernée. Autre option pour les marques : faire fabriquer dans des usines alimentées par des énergies renouvelables (même si cela sera long et difficile : il ne suffit pas d’installer des panneaux solaires sur le toit, ce qui serait largement insuffisant pour les besoins électriques d’une usine. Dans un pays comme le Bangladesh qui ne produit quasiment aucune énergie renouvelable, il est presque nécessaire que les marques co-investissent dans des nouvelles centrales électriques, à l’image de ce que H&M commence à faire avec les éoliennes offshore)
Ajuster leurs pratiques commerciales, d’abord en faisant tourner moins rapidement leurs collections ou en diminuant leur largeur de gamme pour moins pousser à la consommation.
Pratiquer des prix qui découragent moins la réparation, ce qui encouragerait à faire fabriquer de manière plus locale, dans des pays où le coût de production est moins dérisoire que dans certains pays asiatiques notamment.
Utiliser plus de matières éco-responsables, comme le lin ou le coton bio.
Moins faire voyager leurs vêtements en avion, pour privilégier des transports plus lents mais moins polluants, comme le bateau ou le train.
Conséquences sur les consommateurs
Commençons par la crainte principale vis-à-vis de cette proposition de loi, alimentée par les marques de fast fashion comme Shein : elle risque de nuire au pouvoir d’achat des Français les plus pauvres.
Qu’en est-il réellement ?
Rappelons d’abord que cette proposition de loi n’introduit pas une nouvelle taxe : c’est un bonus-malus, donc qui devrait être globalement neutre pour le pouvoir d’achat des Français (12).
Certes, si une marque fabrique des vêtements plus polluants, elle paiera des pénalités et pourra les répercuter sur le prix de ses vêtements. Mais en parallèle, si une marque produit des vêtements moins polluants, elle recevra des primes et pourra vendre ses vêtements un peu moins cher.
Donc à court terme, le budget habillement moyen des Français ne devrait pas augmenter.
Néanmoins, cette loi aura bien des conséquences sur le prix des vêtements :
En général, les vêtements les plus polluants sont moins chers que les autres : c'est beaucoup plus économique de fabriquer un t-shirt en polyester au Bangladesh qu’un t-shirt en coton au Portugal. Donc les marques de vêtements à bas prix paieront plus de pénalités que les autres et répercuteront probablement cela sur leur prix de vente. À court terme, il est probable qu’une partie des vêtements les moins chers voient leurs prix augmenter. Mais de l’autre côté, comme les marques qui produisent le mieux recevront des bonus, on verra les vêtements de qualité devenir plus accessibles.
D’autre part, sur le long terme, cette loi encouragerait les marques à adopter des pratiques environnementales plus vertueuses : fabrication dans des pays avec une énergie moins carbonée, pratiques commerciales moins incitatives, adoption de matières éco-responsables… Tous ces engagements ont un coût. Donc il est très probable que cela finisse par faire augmenter le prix unitaire des vêtements.
Pour autant, est-ce que cela signifie une baisse de pouvoir d’achat pour les Français les plus pauvres ?
Pas forcément. Nous sommes dans une situation très différente de la taxe sur les carburants qui a déclenché la crise des gilets jaunes, où les Français avaient des trajets domicile-travail contraints qu’ils ne pouvaient pas changer.
Dans le cas de l’habillement, les Français ont une alternative si certains vêtements à bas coût coûtent plus cher : ils peuvent acheter moins de vêtements. Rappelons qu’en moyenne, les Français achètent en moyenne 40 vêtements par an. En France, sans même prendre en compte le linge de maison et les chaussures, 2,7 milliards de vêtements ont été mis sur le marché en 2021 (14). Dans les années 80, c’était environ deux fois moins (15). Est-ce que les gens étaient mal habillés pour autant ?
Aujourd’hui, la plupart des vêtements jetés sont encore en excellent état. Les vêtements qu’on achète aujourd’hui pourraient être portés bien plus longtemps et être réparés lorsqu’ils sont abîmés. Il est également désormais possible d’acheter facilement des vêtements de seconde main, dont l’offre s’est considérablement développée ces dernières années.
Et surtout, il ne faut pas oublier que les Français ne sont pas que des consommateurs, ce sont aussi des citoyens. Et ce que le consommateur perd, c’est le citoyen qui le gagne. Explications.
Conséquences sur les citoyens
Cette loi pourrait avoir des conséquences très positives sur l’emploi et l’économie française de manière générale.
Ce serait d’abord une excellente nouvelle pour les usines textiles françaises et européennes. Leur coût de production est bien plus cher que celui d’autres usines ailleurs dans le monde, d’abord car les salaires sont plus élevés, mais aussi car elles sont victimes d’une concurrence déloyale : les usines françaises et européennes doivent payer le coût de normes environnementales plus strictes, comme une énergie moins carbonée ou le retraitement de leurs eaux usées. Le principe du pollueur-payeur leur permettra de regagner en compétitivité. D’autre part, comme évoqué plus haut, le critère d’incitation à la réparation (qui compare le prix de vente et le prix de réparation) fera que les vêtements fabriqués plus localement seront favorisés.
Cela peut donc enclencher une dynamique très positive pour l’industrie textile français et européenne, après des décennies de délitement :
Les carnets de commandes pourront à nouveau se remplir et de nouvelles usines pourront se créer
De nouveaux emplois pourront être créés et des territoires en déshérence industrielle (Vosges, Nord, Aube…) pourront être revitalisés : si une usine s’implante, cela génère des emplois pour les autres usines de l’écosystème et pour les commerces locaux.
Le déficit commercial textile pour la France pourrait se réduire : rappelons qu’en 2021, avec plus de 12 milliards d’euros de déficit, le textile était notre 3e industrie la plus déficitaire, responsable à elle seule de plus de 20% du déficit global hors énergie
Ce serait également une bonne nouvelle pour toutes les marques françaises du milieu de gamme, dont les faillites se succèdent depuis deux ans : Camaïeu, Kookaï, San Marina, Jennyfer ou encore Pimkie, avec des conséquences sur l’emploi de milliers de personnes. Ces marques ont été détruites par la concurrence féroce des marques de l’ultra low cost et l’ultra fast fashion, auquelle cette loi mettrait un sérieux coup de frein. Et au global, pour l’emploi dans le commerce d’habillement, l’impact serait probablement positif. Les enseignes milieu de gamme, avec leurs plus petites surfaces et leur plus haut niveau de service, génèrent plus d’emplois par vêtement vendu que les enseignes de l’ultra low cost.
Enfin, moins de vêtements jetables, c’est plus d’emplois dans le secteur de la réparation. Les ateliers de retouche-coutures pourraient également regagner des emplois.
Conséquences environnementales
Enfin, rappelons l’objectif initial de cette loi (c’est même son nom officiel) : “réduire l’impact environnemental de l’industrie textile”.
Et c’est bien ce qu’elle parviendra à faire : d’une part parce qu’elle incitera les marques à adopter des pratiques de fabrication plus vertueuses, d’autre part parce qu’elle pourrait permettre de réduire les volumes de vente, principal levier pour réduire l’impact écologique du secteur.
Conclusion
Si elle maintient son ambition initiale, après passage au Sénat et rédaction du décret, cette loi serait une excellente nouvelle à la fois pour les emplois, pour les usines et pour la planète, tout en ayant des impacts sur le pouvoir d’achat tout à fait acceptables.
Jusqu’alors, rien ne s’était jamais opposé au rouleau compresseur de la fast fashion et de l’ultra fast fashion. Pour une fois, une loi leur met un cadre pour les arrêter et mettre en place les conditions d’une concurrence plus saine.
Et ce dont on peut se féliciter aussi, c’est que la France a été pionnière sur ce sujet. Cette loi crée donc un précédent qui pourrait inspirer d’autres pays européens, comme cela a été le cas pour la loi sur le devoir de vigilance (récemment adoptée par le conseil de l’Union Européenne) ou pour la création des filières de Responsabilité Élargie du Producteur.
Et non seulement elle pourrait inspirer d’autres pays, mais elle pourrait aussi inspirer d’autres secteurs économiques. Après le textile, pourquoi pas l’alimentation ou l’ameublement ? On a des raisons d’espérer.
Cela dit, cette loi ne serait qu’un premier pas. Elle s’attache à remettre dans le prix de vente une partie des externalités environnementales d’un vêtement… Il faudrait désormais une autre loi qui remette dans le prix de vente les externalités sociales. Comment peut-on encore accepter que des vêtements importés sur le sol français soient fabriqués dans des conditions indignes, avec des salaires qui ne permettent pas aux ouvriers et ouvrières de vivre décemment ? Si nous imposons des conditions de travail dignes pour les objets que nous fabriquons en France, nous devons les demander aussi pour les vêtements que nous importons.
Quelles sont les autres dispositions de la loi, à part l’interdiction de la publicité et le bonus-malus ?
L’argent pourra désormais suivre les vêtements. Nombreux d’entre vous ont vu les terribles images des plages en Afrique, recouvertes de déchets textiles faute d’infrastructure de tri ou de recyclage. Les députés ont prévu que l’éco-organisme de la filière textile Refashion consacre une partie de son budget pour financer des infrastructures dans des pays étrangers qui prennent en charge nos textiles usagés (une demande que nous avions formulée en 2021). Logique, mais impensable jusqu’à présent.
La transparence des données de l’éco-organisme Refashion : extrêmement important dans le secteur textile, qui demeure opaque avec une accès très difficile aux données. Cette disposition n’est pas encore dans la loi, mais il y a de fortes chances qu’elle soit ajoutée par les sénateurs.
Les places de marché sont responsables des exactions de leurs vendeurs : jusqu’ici, elles étaient les écrins d’une fraude massive à la REP/ TVA
La proposition a été complétée par deux demandes de rapport au gouvernement :
un rapport étudiant l'opportunité d'un élargissement du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières aux produits textiles fabriqués hors UE
un rapport dressant un bilan de la mise en œuvre de mesures miroirs aux frontières du marché intérieur européen pour imposer ces nouvelles normes de la mode express.
Notes :
(1) Pour être précis, le texte explique les malus doivent être basés sur l’affichage environnemental et que les bonus doivent être versés aux “produits qui remplissent des critères d’éco-conception pour une meilleure performance environnementale.” Il semblerait logique que ces bonus soient aussi basés sur l’affichage environnemental : si la méthode permet d'identifier les produits les plus polluants, elle doit aussi être capable d'identifier les produits les moins polluants.
(2) Shein représente 2% des ventes en valeur et 10 % en volume des ventes en ligne d’après les données croisées de Kantar et Fox Intelligence. Or, les ventes en ligne comptent elle-mêmes pour moins de 16,5% du total, selon la FEVAD.
(3) La prise en compte de la durabilité extrinsèque a été actée à la fois pour la méthode française (présentation par l’ADEME et le Ministère de la Transition Ecologique en mars 2024) et par la méthode européenne (le secrétariat technique du PEFCR Apparel & Footwear a répondu “oui” à la question posée : “Are you in favour of acknowledging that product lifetime in Apparel and Footwear is subject to three influences : the intrinsic durability of the product, the extrinsic durability and the repairability of the product ?”)
(4) Le mix énergétique de la fabrication comprend à la fois le mix électrique du pays de production (utilisé par exemple pour les phases de filature ou tissage/tricotage) mais aussi le mix énergétique de chaleur industrielle (utilisée pendant la phase de teinture / ennoblissement).
(5) Source Ecobalyse 04/04/24 : 3549 micropoints d’impact pour la fabrication d’un jean en France, 4822 en Chine.
(6) On écrit “presque”, car l’affichage environnemental tient aussi compte de l’utilisation d’un vêtement, notamment les lavages ou les repassages.
(7)(8) Source : Materials Market Report 2022, de Textile Exchange
(9) 2,1 % selon cette étude Quantis et 3% selon celle de McKinsey
(10) Rapport Public Eye 2024
(11) La base européenne EF est basée sur Ecoinvent, complétée par des données de Blonk Consultants.
(12) Pour la base EF 3.1
(13) La proposition de loi précise ainsi : “Le cahier des charges de l’éco‑organisme prévoit que les compléments de contributions récoltés sont principalement réattribués sous forme de primes aux producteurs de produits qui remplissent des critères d’éco‑conception pour une meilleure performance environnementale”
(14) Source : Rapport d’activité Refashion 2022
(15) En 1984, la consommation de vêtements était de 1,3 milliards en France, donc 23 vêtements / habitant / Français. Source : Enquête INSEE 1984 sur 7500 ménages.
(16) Test fait sur Ecobalyse le 05/04/24 : avec un coeff de durabilité non-physique de 1 et sans compléments micro-fibres, un t-shirt en coton conventionnel fabriqué en France avec un fil turc a 878 points micro-points d’impact. Un t-shirt en polyester fabriqué en Chine aurait 655 points d’impact.