Bonus-malus de 10€ : une loi pour freiner la fast fashion
Enfin !
Depuis le début de l’année 2024, deux propositions de loi ont vu le jour, avec pour objectif de pénaliser la fast fashion à travers l’instauration de malus. La première, portée par Anne-Cécile Violland (Horizons), sera discutée et votée à l’assemblée le 14 mars prochain, demande également l’interdiction de la publicité pour l’ultra fast fashion. La seconde, portée par le député Antoine Vermorel (les Républicains) a fait parler de lui par une vidéo TikTok parodiant les achats irréfléchis sur la plateforme d'ultra fast fashion Shein.
Et c’est une excellente nouvelle. Pour la première fois de l’Histoire, un pays va peut-être légiférer contre la fast fashion et ses terribles conséquences sociales, environnementales et même économiques (inutile de vous rappeler les nombreuses faillites récentes de Camaïeu, Pimkie, Kookaï….).
Si ce projet de loi est adopté, ce serait une belle victoire pour En Mode Climat : depuis bientôt trois ans, avec bien sûr d’autres acteurs, le mouvement mène un travail de fond auprès des politiques et des médias pour demander justement des lois qui pénalisent le modèle de la fast fashion.
Plus précisément, que proposerait ce projet de cette loi ?
Des malus pour les marques de fast-fashion
En clair, il s’agit de s’appuyer sur le mécanisme existant de la Responsabilité Élargie du Producteur (REP). Dans ce cadre, les marques sont actuellement redevables d’éco-contributions, quelques centimes qu’elles doivent payer à chaque fois qu’elles mettent un vêtement sur le marché. L’argent ainsi récolté sert à financer la fin de vie des vêtements (collecte, tri, transformation en chiffons, incinération des déchets, etc). Or aujourd’hui, que vous soyez Saint James ou Shein, vous payez la même éco-contribution par vêtement (sauf pour les rares produits qui bénéficient d’éco-modulations). Ce projet de loi propose que les éco-contributions soient assorties d’un système de bonus-malus pouvant atteindre 50% du prix du produit hors taxes (contre 20% actuellement) avec un maximum de 10€. En d’autres termes, pour les vêtements considérés comme issus de la fast fashion, un t-shirt vendu 4€HT pourrait coûter à la marque jusqu’à 2€ en éco-contribution, un pantalon vendu 25€HT pourrait coûter jusqu’à 10€ d’éco-contribution.
Quels critères pour définir la fast fashion ?
Le texte s’appuie sur la notion de largeur de gamme et de collection : en gros, pour définir ce qui “fast fashion”, on regarde combien une marque met de nouvelles références sur le marché chaque année (par référence, on entend : un modèle dans une couleur donnée. Par exemple : le t-shirt à col rond rose et le t-shirt à col rond bleu sont 2 références mais un seul modèle). Ce critère semble pertinent pour définir la fast fashion. Prenons quelques exemples :
petite locale/éthique comme 1083 ou Saint James : moins de 1000 références mis sur le marché par an,
marque internationale type Lacoste ou Levi’s : moins de 5000 / an,
marque low-cost type Kiabi ou Primark : autour de 30 000 / an (1)
marque de fast fashion comme Zara et H&M : autour de 70 000 / an (2)
marque d’ultra fast fashion type Shein : autour de 5 millions / an (3)
En mettant la barre au-dessus des 50 000 références mises sur le marché an (soit plus d’une centaine par jour !), on arriverait bien à caractériser la fast fashion.
Pour autant, est-ce que cette proposition de loi est suffisante telle quelle ?
Une loi qui doit aller encore plus loin
Revenons un peu en arrière : l’objectif de ce texte de loi est de freiner la surconsommation de vêtements fabriqués au bout du monde, à cause des conséquences écologiques, sociales et économiques désastreuses.
Or, en ne basant que sur le nombre de références mis sur le marché, on risquerait de pénaliser avant tout les marques d’ultra fast fashion. Or, si on ne cible que l’ultra fast fashion, est-ce qu’on serait sur les bons ordres de grandeur ? Pas vraiment.
Shein, son principal représentant, ne représente que 2% du marché français en volume et 0,5% en valeur… et la marque est en perte de vitesse depuis deux ans (4). Il faut bien sûr pénaliser les modèles d’ultra fast fashion comme Shein, mais cela ne changerait donc pas grand-chose au problème de fond.
En revanche, il existe une déferlante qui pose un problème encore plus grave : l’ultra low cost. Depuis quelques années, les enseignes comme Primark, Action, Zeeman, Naumy ou Takko recouvrent le territoire par centaines, sans compter l’émergence des hard-discounters comme Aldi ou Lidl ou les déstockeurs comme Stokomani ou Noz. Rien que les enseignes que nous venons d’énumérer représentent déjà entre 15 ou 20% des parts de marché en volume (5). Soit 10 fois plus que Shein. Or, tout comme Shein, ces enseignes fabriquent en payant des salaires de misère, génèrent de la surconsommation et détruisent les enseignes traditionnelles françaises à petit feu.
Nous avons donc besoin d’autres critères dans la loi pour pénaliser l’ultra low cost.
Les autres critères nécessaires pour les bonus-malus
Il y a deux critères qu’on aurait pu envisager mais qui ne fonctionnent pas :
La distance entre lieu de production et lieu de vente. Les bas prix sont obtenus en choisissant de localiser la fabrication dans des pays moins disant socialement et écologiquement, dont la plupart se trouvent être assez éloignés géographiquement. Problème : pénaliser des importations sur le critère de l’éloignement géographique serait considéré comme une pratique anticoncurrentielle par l’Union Européenne, qui rejetterait très probablement cette loi. Pour cette même raison, il est difficile de mettre en place des critères reposant sur les salaires ou les conditions de travail des pays producteurs.
La pollution générée par le transport. Certes, des marques comme Zara et Shein sont connues pour acheminer une part significative de leurs vêtements par avion. Mais quand on regarde l’ensemble des marques de low cost ou de fast fashion, la plupart des vêtements sont transportés par bateau porte-conteneur (par exemple, seuls 2% des vêtements H&M sont transportés par avion selon ce rapport Public Eye). Or, ces bateaux sont si grands que, ramené au vêtement transporté, l’impact environnemental unitaire s’approche d’un vêtement expédié par camion depuis l’Europe du sud ou l’Europe de l’Est (6).
En réalité, la manière la plus efficace de pénaliser l’ultra low cost serait d’appliquer le bonus-malus en se basant sur le futur score environnemental de chaque vêtement. Dans l’affichage environnemental, dont la méthodologie est actuellement en train d’être finalisée, chaque produit sera assorti d’un score environnemental basé sur son analyse de cycle de vie. Or, la France (et les pays européens en général) ayant un mix énergétique plutôt décarboné, la fabrication locale sera favorisée. D’autre part, l’affichage environnemental est bien parti pour tenir compte de la durabilité des produits vendus, ce qui pénaliserait les marques d’ultra low cost et avantagerait les plus vertueuses. En effet, cette durabilité prendrait en compte des critères de résistance physique (tests laboratoire), de durabilité “extrinsèque” (pour prendre en compte les pratiques commerciales des marques) et de “réparabilité” (dont le ratio prix de vente / prix de réparation).
On pourrait imaginer par exemple :
un malus maximum pour les produits notés E (si la méthodologie ABCDE est choisie) ou faisant partie des 20% des impacts les plus élevés de la catégorie de vêtements (si la méthodologie en valeur absolue est choisie)
un bonus maximum pour les vêtements notés A, ou faisant partie des 20% des impacts les plus bas de la catégorie de vêtements.
Des sommes considérables à utiliser judicieusement
L’instauration de ce bonus-malus pourrait permettre de récolter des sommes considérables, étant donné qu’il y a presque 3 milliards de vêtements vendus en France chaque année. Cependant, comme il ne s’agit pas d’une taxe (gérée par l’Etat) mais d’une éco-contribution (gérée par l’éco-organisme Refashion), cette somme doit être utilisée dans le cadre de la Responsabilité Elargie du Producteur, donc pour gérer la fin de vie des vêtements : réduire le nombre de vêtements jetés, favoriser le recyclage, le réemploi, la réparation des vêtements, etc... Alors que faire de cet argent ?
Des bonus pour les meilleures pratiques
Évidemment, une partie des malus doit servir à financer les bonus, c’est-à-dire revenir aux marques ayant les pratiques les plus vertueuses (qui, si elles étaient généralisées, permettraient de réduire le nombre de vêtements jetés). Cependant, le marché est si déséquilibré en faveur du low cost (70% des volumes), qu’on peut affirmer que, du moins au début, le nombre de vêtements concernés par les bonus sera très inférieur à ceux pénalisés par les malus.
Payer pour la fin de vie des vêtements, même quand ils sont exportés
A la base, les éco-contributions servent à financer la fin de vie des vêtements. Or en France (et c’est la même chose dans la plupart des pays occidentaux), c’est environ 1 vêtement sur 2 collecté qui est exporté dans les pays du Sud, généralement dans nos anciennes colonies (Haïti, Madagascar…). Une fois que le vêtement quitte le pays, nous ne nous soucions plus de sa fin de vie. Pourtant, ces pays ne disposent pas toujours de moyens ou d’infrastructures pour la gérer convenablement. Et les quantités qu’ils reçoivent sont gigantesques, d’où les images de décharges et de plages remplies de nos vieux vêtements. Ce que les ONG et les pays concernés réclament, c’est que l’argent suive les vêtements, afin de financer la fin de vie des vêtements, dans le cadre d’une REP globale.
Redistribuer du pouvoir d’achat aux plus précaires
Redistribuer une partie des sommes collectées afin d’améliorer le pouvoir d’achat des plus précaires est une nécessité, comme nous l’a enseigné le mouvement des Gilets Jaunes. En effet, même si ce bonus-malus n’est pas une taxe directe, il aura probablement pour conséquence l’augmentation des prix des produits les moins chers. Afin de répondre au cadre de la REP, on peut imaginer que cet argent soit distribué sous forme de chèque textile, valable dans les structures de l’économie sociale et solidaire vendant de la seconde main. Une autre manière de redistribuer cet argent aux citoyens est de renforcer les budgets des collectivités, qui endossent le coût de gestion des déchets textiles qui ne sont pas déposés dans les bornes à cet effet. Cet argent pourrait permettrait de diminuer les taxes sur la gestion ordures ménagères par exemple.
Soutenir l’industrie française
L’industrie textile française souffre de la concurrence déloyale des pays à bas prix (obtenus par des conditions de fabrication dont les salaires et les conditions écologiques sont très en-deçà de nos standards), particulièrement en ce moment où l’inflation tire encore plus le marché vers le low-cost. Un milliard d’euros/an venant des malus pourrait donc être fléché vers l’industrie française, pour investir, pour subventionner, pour financer la commande publique locale, amorcer un plan de relance, créer des formations… bref, tout ce dont notre industrie a besoin pour ne pas être engloutie dans les prochaines années par la vague du low cost. L’éco-organisme consacre déjà 5% de son budget à ce secteur. Mais pour l’instant, dans le cadre de la REP, il semble que les financements ne puissent être fléchés que vers les projets de recyclage/upcycling, ce qui ne représente qu’une petite partie de l’industrie.
Conclusion : une loi nécessaire mais pas suffisante
L’ultra fast fashion et l’ultra low cost sont responsables de nombreux dégâts aussi bien écologiques, sociaux, qu’économiques, aussi bien dans notre pays que dans ceux qui assurent la production ou la fin de vie des vêtements. Collectivement, nous perdons tous à l’essor de ces modèles économiques, et jusqu’ici, rien ne s’est opposé à leur montée en puissance. Le projet de loi que nous avons décrypté est une première mondiale et un élément absolument nécessaire pour répondre aux différentes urgences du secteur textile. C’est parce qu’il est juste et qu’il a un vrai pouvoir modificateur sur notre industrie qu’il va faire face à un intense travail de lobbying pour le détricoter. Nous encourageons donc les décideurs et décideuses politiques à tenir bon et nous saluons leur courage et leur travail.
Nous constatons également que l’échelon européen est aussi important à prendre en compte : n’est-ce pas absurde de ne pas pouvoir pénaliser des pratiques environnementales et sociales destructrices, au nom de la libre concurrence ? Et d’être forcé d’importer ce que nous savons faire localement ? Pourquoi ne pouvons-nous pas orienter la commande publique sur le made in France comme le font les Américains avec leur Buy American Act ? Il est temps que les règles de libre-échange soient revues, et réformées pour s’adapter aux enjeux écologiques et sociaux de notre époque. Nous considérons donc que les prochaines élections européennes sont clefs pour notre secteur et nous leur porterons donc une attention particulière. Enfin, nous déplorons que la loi sur le Devoir de Vigilance Européenne, qui nous semblait la première brique d’une mondialisation exempte de concurrence déloyale, ait été vidée de sa puissance, en particulier sous l’action de la France, alors qu’une telle réglementation pousserait les grandes enseignes à réfléchir à 2 fois avant d'aller produire en Chine ou au Bangladesh, et favoriserait grandement les pays aux normes écologiques et sociales exigeantes, c'est-à-dire l'Europe en général, et la France en particulier.
Sources
(1) Kiabi annonce 15 000 modèles par an en 2022 selon ce rapport, donc on peut considérer qu’ils ont 30 000 références s’il y a 2 couleurs en moyenne par modèle. Mais selon ce même rapport, l’enseigne souhaite multiplier ce chiffre par 10 pour atteindre 200 000 modèles en 2025, en incluant leur marketplace.
(2) Source Edited.com : selon l’article “H&M and Zara: The differences between the two successful brands” de décembre 2020, H&M et Zara mettent en moyenne 3000 nouveaux produits par mois sur leur site, soit environ 36000 par an. Si on considère qu’il y a 2 couleurs par modèle en moyenne, on arrive à 70 000 références par an.
(3) Environ 5000 nouveaux modèles par jour selon ce rapport, soit environ 5 millions de références par an si on estime que chaque modèle sort en 3 couleurs.
(4) Selon le panel Fox Intelligence (1,5 millions de consommateurs), la part de marché en ligne en valeur de Shein est passé d’environ 6% début 2021 à environ 3% fin 2022 (ce qui serait à peu près la part de marché actuelle selon les dernières données Fox). Comme les ventes en ligne représentent en France 17% des ventes totales selon la FEVAD, la part de marché en valeur de Shein est d’environ 0,5%.
(5) Parts de marché globales en volume selon le panel Kantar 2023 : Action : 3,7%, Primark : 3,5%, Lidl : 2,8%. Parts de marché PàP adulte 2023 selon Kantar : Noz : 1,7%, Stokomani : 1,2%. Si on ajoute les parts de marché des Zeeman, Aldi, Naumy, Takko, on a probablement une fourchette de 15 à 20%.
(6) https://www.ics-shipping.org/shipping-fact/environmental-performance-environmental-performance/ : un cargo émet 25 fois moins de CO2 par kilo transporté qu’un camion. Si on estime qu’un vêtement venu de Chine parcourt 20 fois plus de distance qu’un vêtement venu du Portugal, on est dans le même ordre de grandeur.